Graphisme et IA – L’IA contraint-elle le graphiste à se repositionner ?
Le 25 octobre 2018, la toile Portrait d’Edmond de Belamy a été vendue pour 432 500 dollars. Œuvre d’art produite par un logiciel d’intelligence artificielle, les auteurs du portrait, le collectif Obvious, l’ont signée au dos d’une formule mathématique représentant l’algorithme qui a produit l’œuvre. Aujourd’hui, en 2024, les progrès en matière d’intelligence artificielle générative sont tels qu’on considère comme menacées des branches entières de métiers. Avec des outils comme DALL-E ou MidJourney, les artistes comme les designers graphique, qui, s’ils ne sont pas toujours considérés comme des ‘artistes’, sont indéniablement des créatifs, craignent de voir leur travail et leur fonction remplacés par ces nouvelles technologies.
Celles-ci menacent-elles réellement les designers, ou ouvrent-elles la voie à une évolution de leur métier ? Les menaces d’aliénation que font peser les progrès techniques sur les activités humaines ne sont pas nouvelles, mais les récentes avancées en IA ont relancé avec une vigueur inouïe les fantasmes et les peurs. L’IA contraint-elle vraiment le designer à repenser son rôle, sa fonction et sa valeur en tant que concepteur et producteur d’informations et de communication graphiques ? Dans quelle mesure l’apparition et l’accélération de ces nouvelles technologies obligent-elles les professionnels du graphisme à penser et à agir autrement ? À égale distance de la technophobie et d’une technophilie exacerbée, notre réflexion se propose de clarifier ce problème urgent.

1. L’IA (générative) surclasse notre savoir-faire et notre productivité
1.1. Contexte et état des lieux
Pour comprendre les enjeux, il est nécessaire de poser les bases de l’IA générative. Depuis les premières recherches en IA dans les années 1950, les ambitions se sont diversifiées. Après plusieurs décennies de recherches marquées par des succès limités et des périodes de désintérêt, l’intelligence artificielle a connu un regain d’attention au début des années 2000, notamment grâce aux avancées en Deep learning. Ces progrès ont permis le développement de systèmes génératifs modernes, tels que DALL-E et Midjourney, capables de créer des images à partir de simples descriptions textuelles, révolutionnant ainsi de nombreux secteurs, dont celui du graphisme.¹

Ce type de programme utilise un modèle particulier du Deep learning², une sous-sous-catégorie de l’intelligence artificielle, appelés réseaux antagonistes génératifs.³ Prenons l’exemple de DALL-E : après recueil et interprétation du texte donné par l’utilisateur, l’algorithme crée une image la plus fidèle au prompt⁴, puis s’auto-évalue par le principe de discrimination pour affiner l’image, avant de la présenter à l’utilisateur.
Notes de bas de page
1 : ROBERT Jérémy. Actualités. In : DataScientest [en ligne]. DataScientest, 2024. Disponible sur : https://datascientest.com/intelligence-artificielle-definition (consulté le 28 novembre 2024).
2 : Le terme « IA », désignant tous les systèmes d’imitation de la pensée et des actions humaines, englobe deux types de fonctionnement basés sur l’apprentissage : le Machine Learning et sa sous-catégorie, le Deep Learning. Cette dernière utilise des réseaux neuronaux pour reproduire le processus d’apprentissage du cerveau humain. Elle se distingue par son autonomie, notamment sa capacité à reconnaître ses erreurs et à adopter des comportements adaptés.
ROBERT Jérémy. Actualités. In : DataScientest [en ligne]. DataScientest, 2020. Disponible sur : https://datascientest.com/quelle-difference-entre-le-machine-learning-et-deep-learning (consulté le 9 octobre 2024).
3 : Leur principe repose sur l’interaction entre un modèle générateur et un modèle discriminateur. Ce dernier, exposé à la fois à des images réelles et générées sans connaître leur nature, tente d’évaluer la probabilité que chaque entrée soit réelle. Les retours du discriminateur permettent au générateur de se recalibrer afin de mieux le tromper au fil des itérations.
IA SCHOOL. Actualités. In : IA School [en ligne]. IA School, 2024. Disponible sur : https://www.intelligence-artificielle-school.com/ecole/technologies/quest-ce-que-les-generative-adversarial-networks/ (consulté le 21 novembre 2024).
4 : Un prompt est une instruction ou une série de données fournies à un système d’IA, qui utilise ces informations pour générer des réponses ou des créations en texte, image, ou autre forme de média.
1.2. Impact sur le domaine professionnel du graphisme et de la création
La problématique se pose alors de cette manière : une technologie accessible à n’importe qui, permettant de générer une infinité d’images à partir d’un simple prompt et en quelques secondes, évolue d’année en année de manière exponentielle, atteignant des résultats toujours plus impressionnants. Un système de création intelligent, rapide et simple d’usage fait donc concurrence au milieu de l’art.
Outre les questionnements éthiques inhérents à ces logiciels, notamment sur l’usage de données sources sans droits d’auteur, la crainte d’être mis au second plan par un logiciel capable de produire plus vite et à volonté effraie les graphistes, spécifiquement en rapport à cette dimension exécutive et technique, dans ce cas là.
Prenons l’exemple d’une agence de communication, où le département création est composé de différents acteurs, dont des graphistes et infographistes souvent cantonnés à des tâches d’exécution. Avec l’arrivée des IA génératives, ces métiers pourraient être redéfinis. Par souci de rentabilité et d’efficacité, les agences pourraient privilégier ces outils, capables de produire rapidement à partir d’un simple prompt. Le directeur artistique, par exemple, pourrait générer et affiner des visuels lui-même, réduisant la chaîne de travail et le besoin de postes intermédiaires.

Cependant, ces scénarios restent hypothétiques, et l’impact réel pourrait s’avérer plus nuancé, voire devenir une opportunité pour ceux prêts à repenser leurs pratiques et redéfinir les rôles.
2. Aborder cette technologie comme un outil assistant le designer
2.1. Nouveaux acteurs
En effet, si certains perçoivent l’IA comme une menace, elle peut aussi être vue comme un outil améliorant les conditions de travail et facilitant les tâches. Si l’IA surclasse l’humain en technique et productivité, elle reste dépendante de notre capacité à imaginer et concevoir. Avant de produire, il faut créer, et l’IA n’exécute que sur instruction. Ainsi, si le rôle de graphiste exécutant tend à disparaître, pourquoi ne pas imaginer l’émergence d’un nouvel acteur dans la chaîne de travail ?
Ce professionnel jouerait le rôle de médiateur entre la demande des créatifs et l’exécution par l’outil. Un « consultant IA », en somme, maîtrisant parfaitement l’interaction avec l’IA, rédigerait des prompts optimisés pour obtenir des résultats précis et fidèles aux attentes des créatifs.
2.2. Adaptation et renouveau du métier de designer graphique
D’autre part, dans le cas d’un designer indépendant, donc ayant de plus grandes responsabilités et d’autant plus de tâches variées à achever (échanges avec le client, gestion de projet, création/conception, exécution, etc.), l’IA peut se révéler être un outil à son service qui lui offre une opportunité d’enrichir ses compétences. À divers niveaux de son travail, cet outil s’impose, entre autres, comme :
- « Un assistant à la création par sa capacité à générer des concepts de design, explorer en quantité des variations ou expérimenter rapidement ;
- Une aide dans l’optimisation des flux opérationnels grâce à une analyse du processus de travail et l’identification des facteurs à supprimer ou améliorer pour gagner en efficacité et productivité ;
- Un atout dans la pertinence des solutions proposées aux clients via l’analyse des préférences et comportements des utilisateurs. »⁵
En libérant le designer des tâches répétitives et chronophages comme le recadrage ou la retouche d’images, l’IA lui permet de consacrer plus de temps à des activités créatives et stratégiques.
Malgré ces schémas d’anticipations, l’essor des IA promet des progrès toujours plus rapides et exponentiels.⁶ Faut-il alors craindre une menace à plus long terme ? Si ces technologies continuent d’évoluer, seront-elles capables d’aller encore plus loin, rendant l’humain totalement remplaçable ?
Notes de bas de page
5 : CREA IMAGE. Actualités. In : Crea-Image [en ligne]. Crea Image, 2024. Disponible sur : https://www.crea-image.net/lintelligence-artificielle-ses-enjeux-dans-le-graphisme/ (consulté le 25 novembre 2024).
6 : LAVERIE Bernard. Dynamique exponentielle et naturalité de l’intelligence artificielle. Hermès, La Revue [en ligne], 2019, n°85, p. 200. Disponible sur : https://shs.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2019-3-page-187?lang=fr&tab=texte-integral (consulté le 29 novembre 2024).
3. Que reste-t-il au designer graphique ?
3.1. L’IA ne pourra pas obtenir la sensibilité propre à l’Homme
Plusieurs points nous permettent d’avancer que le graphiste en tant qu’exécutant, l’artiste ou le designer en tant que créatif conservera toujours une place utile auprès de l’IA. En effet, tout porte à croire qu’elle ne pourra pas obtenir la sensibilité propre à l’Homme. Selon J-G. Ganascia, chercheur au laboratoire d’informatique de Paris-VI et membre du CNRS, « On ne sait pas ce que c’est que la conscience, on n’en connaît pas les fondements. On n’est donc pas capable de créer une machine consciente. »⁷ Ne pouvant pas reproduire une émotion, une conscience de soi, l’IA n’aura pas accès à un sens critique, des goûts personnels, propres aux humains.
Et dans son fonctionnement même, l’IA est limitée. Elle se contente d’assembler des sources et des données pour les combiner en fonction d’un calcul de probabilité qui répondra à une demande préalable. Mais créer n’est pas seulement calculer ou combiner des données, fussent-elles en très grand nombre. Telle est la limite du champ créatif propre à l’IA. Son manque d’autonomie, sa capacité restreinte à produire du nouveau est donc évidente. L’IA ne crée pas d’elle-même ; elle tente de répondre à une demande avec le plus d’efficacité et d’optimisation possible, ce qui n’est certes pas rien, mais elle ne cherche pas à surprendre, à étonner, à innover, tous ces verbes que l’on emploie pour définir une création digne de ce nom.
Notes de bas de page
7 : TUAL Morgane. Intelligence artificielle : une machine peut-elle ressentir de l’émotion ?. Le Monde [en ligne], 2015. Disponible sur : https://www.lemonde.fr/pixels/article/2015/10/12/intelligence-artificielle-une-machine-peut-elle-ressentir-de-l-emotion_4787837_4408996.html (consulté le 26 novembre 2024).
3.2. L’IA conserve encore pour l’instant une essence créative naïve et limitée
Et si, par abus de langage, un semblant de « créativité » peut lui être insufflé par l’action humaine, l’essence de cette créativité reste profondément naïve et limitée. On constate notamment un manque de finesse dans ses réalisations à différents niveaux, et sur différents cas concrets. L’un des exemples les plus connus étant lorsque l’intelligence artificielle tente de représenter des mains, on peut témoigner d’images confuses, on comprend qu’elle ne produit pas par logique et réflexion, mais par mimétisme. Et dans ce cas-là de représentation d’un sujet déjà complexe pour l’humain, elle se retrouve dans une impasse.

Après expérimentations, on constate également une répétitivité et une redondance générale dans les images produites, l’algorithme peinant à se réinventer pour un même prompt. Ce dernier, étant le seul moyen de communication actuel, est également un facteur limitant, de par la difficulté d’atteindre un rendu précis seulement avec du texte.
Finalement, l’IA est avant tout un type particulier d’intelligence, mais a besoin d’une autre intelligence pour créer. Ce qui nous caractérise, humains, c’est la réalité de notre existence. Nos doutes, nos erreurs, un mal de tête, la lassitude, l’étonnement, notre capacité à passer par des détours pour revenir sur nos pas, etc. Nous ne fonctionnons pas par des calculs et des solutions directes, ou alors en partie. Et parfois les erreurs elles-mêmes créent l’art, comme le disait Scott Adams : « La créativité autorise chacun à commettre des erreurs. L’art, c’est de savoir lesquelles garder. »

L’art et le graphisme ne se réduisent pas à des calculs ou des solutions optimisées, or l’IA fonctionne en cherchant ces dernières uniquement par souci d’efficacité et d’optimisation. Nos créations sont nourries par nos émotions, notre vécu et notre inconscient, autant d’éléments que l’IA, limitée par sa programmation, ne peut reproduire. Là où l’intelligence artificielle génère des idées à partir de données préexistantes, l’intelligence humaine se distingue par des éclairs de génie, des idées imprévisibles surgissant d’une liberté créative inimitable. Bien sûr, nous réfléchissons la plupart du temps en termes de logique, nous ne vivons qu’occasionnellement cette intelligence créative ultime. Mais ce geste inspiré, qui échappe à toute logique ou apprentissage, demeure inaccessible à l’IA.
C’est cette liberté, ultime et irréductible, de créer sans rien, sans source, sans prompt, qui manque et fait défaut à la machine, distinguant le designer graphique de l’intelligence artificielle.
Conclusion
L’IA générative transforme le monde du graphisme, sa culture et sa formation, la profession subit par conséquent de profonds bouleversements. On ne peut toutefois soutenir que ces changements affectent de fond en comble le monde du graphisme au point d’en changer totalement la nature. Il est plus raisonnable de penser que les professionnels doivent certes repenser leurs pratiques, en apprenant à exploiter ces outils comme de nouveaux moyens au service de la créativité et non comme des obstacles ou comme la mort annoncée de celle-ci. Si certains métiers disparaissent ou évoluent, de nouvelles compétences émergent, comme la maîtrise des prompts ou l’intégration stratégique de l’IA dans les processus de création.
La singularité humaine, marquée par l’intuition, la sensibilité et la liberté d’imaginer l’inattendu, reste au cœur de la création artistique. Loin de s’opposer à l’IA, le designer graphique peut s’en servir pour enrichir sa pratique sans renoncer à son potentiel créatif, bien au contraire. De nouveaux horizons s’ouvrent ainsi qui stimulent le travail graphique. Finalement, l’avenir du graphisme ne se définit pas par la concurrence entre humain et machine, mais par leur collaboration et même leur coopération. Reste à imaginer et structurer les modalités de cette “nouvelle alliance”.⁸
Notes de bas de page
8 : Nous empruntons cette expression au titre du livre décisif de Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La nouvelle alliance. Métamorphose de la science. PRIGOGINE Ilya – STENGERS Isabelle. La nouvelle alliance : Métamorphose de la science. Paris : Gallimard, 1986, 439p (Follio essais).